Rue de la SCOP
Rémi Roux, chef d'entreprise à Fleurance (Gers), ne sera jamais milliardaire. Il s'en remettra. Les golden-parachutes, les retraites-chapeaux et tout le toutim, il n'en a cure : "Ce n'est pas là que je situe la réussite." Ce patron abhorre "le fric pour le fric". Au point, quand il a créé Ethiquable, en 2003, de choisir la structure en apparence la plus anticapitaliste pour son entreprise de commerce équitable : une société coopérative et participative (SCOP).
Il sait bien que la SCOP, anciennement société coopérative ouvrière de production, traîne un parfum sulfureux, quelque chose entre octobre 1917 et Mai 68. Quand la CFDT-maritime Nord a tenté en force de reprendre SeaFrance sous forme d'une SCOP, Rémi Roux, 46 ans, et ses 55 salariés-actionnaires n'ont guère goûté cette manière de confondre esprit coopératif et esprit de corps. Un sentiment sans doute partagé par nombre des 40 000 salariés des 2 000 SCOP françaises.
Ethiquable ressemble à une entreprise ordinaire, nichée au milieu de la zone artisanale de Fleurance, au bout de la rue du Commerce-Equitable, "la seule de France à porter ce nom", pavoise Rémi Roux. Son bureau, tout de suite à droite de l'accueil, a porte ouverte sur une pièce au mobilier banal. Sur les murs, le dépaysement vient des affiches de producteurs de café, de thé ou de cacao.
Au milieu des années 1980, Rémi Roux, étudiant dans une école de commerce à Paris, a 20 ans. Tandis que ses condisciples boursicotent déjà, attaché-case en main, le Toulousain se lie d'amitié avec un autre élève, Stéphane Comar, qui part comme volontaire au Mali. Quand il lui rend visite en Afrique, son ami lui présente un ingénieur agronome expatrié, Christophe Eberhart. Quinze années passent. Rémi Roux travaille pour une maison de disques, une marque de sucettes puis une entreprise qui commercialise du bio. Il apprend les ficelles du métier, notamment les négociations au centime près avec les centrales d'achat des grandes surfaces. Mais il doit aussi composer avec des modes de gestion peu respectueux des employés.
A la même époque, les débuts du commerce équitable, qui garantit à des producteurs des pays du Sud un juste prix pour leur récolte, l'inspirent. Avec Stéphane Comar, qui baroude toujours en Afrique pour un cabinet de conseil, et Christophe Eberhart, qui travaille dans des ONG en Amérique latine, il décide de se lancer dans ce secteur.
"Nous avons entendu parler des SCOP. Nous y avons trouvé ce que nous cherchions, explique Rémi Roux. Devenir son propre patron, mais, en même temps, donner du sens à cette entreprise." Les fondateurs - Christophe, Rémi et Stéphane (qui deviendront très vite "CRS" pour les salariés !) - découvrent un premier écueil : les banques traditionnelles se montrent réticentes.
La structure des SCOP est contraignante : les salariés doivent détenir au moins 51 % du capital et 65 % des droits de vote. La distribution des bénéfices obéit à des règles strictes : une partie doit alimenter des réserves ; les dividendes ou la participation sont bloqués plusieurs années sur des comptes spéciaux.
"Un investisseur veut bien prendre des risques mais espère en retour une rentabilité rapide qu'une SCOP ne peut garantir", constate Rémi Roux. Le coup de pouce viendra de Michel-Edouard Leclerc, qui participe avec eux à un voyage en Equateur en 2004. Le grand patron décide de proposer les produits Ethiquable dans ses rayons. Mieux, il crie haut et fort que le commerce équitable a un avenir. Un coup de pub inespéré. La croissance est immédiate. L'entreprise passe de 80 000 euros de chiffre d'affaires en 2003 à 8 millions en 2006 et 17 millions deux ans plus tard. Elle embauche, encore et encore, douze personnes en 2004, vingt autres l'année suivante. La société emploie 70 personnes en 2008.
Les salariés deviennent, obligatoirement, au bout de deux ans, actionnaires de l'entreprise. Une part du salaire - 3 % - est ponctionnée pendant cinq ans pour alimenter le capital social. Ils participent en contrepartie aux assemblées générales où ils examinent les décisions stratégiques sur la base d'un vote pour un salarié. Tous les trois ans, ils renouvellent le mandat du patron. Et le tutoiement est de rigueur...
Janine Lévêque est séduite. C'est un sacré changement d'univers pour cette Bretonne de 50 ans qui travaillait pour le groupe LVMH, où elle s'occupait du prêt-à-porter féminin de la marque Kenzo. "L'entreprise dégageait des bénéfices mais augmentait la pression sur les salariés. Ce mode de management ne me satisfaisait plus et, en tant que cadre, je m'en sentais complice." Avec Ethiquable, elle découvre un fonctionnement plus conforme à ses aspirations et accepte de diminuer de moitié son salaire. "Ici, on prend en compte le personnel, son travail. Mais, attention, ce n'est pas pour autant l'anarchie."
Nicole Bergia, 49 ans, responsable de la production, ne regrette pas non plus son choix. Dans son ancienne entreprise, "on pouvait parler assez librement avec le patron mais cela ne servait à rien : il était sous le contrôle des actionnaires". Celui-ci a fini par vendre et l'activité a déménagé à Fécamp (Seine-Maritime). L'employée gersoise est restée sur le carreau. "Ici, on participe à la vie de l'entreprise", apprécie-t-elle.
"Il faut rompre avec l'image de l'autogestion, des assemblées permanentes où tout le monde se mêle de tout, des employés qui gagnent tous la même chose", indique cependant Rémi Roux. Les feuilles de paye ne sont pas plus élevées qu'ailleurs dans la région, mais l'échelle des salaires ne va que du simple au triple. Le patron gagne 3 600 euros net. Aucun règlement de SCOP n'impose ce faible différentiel. "C'est un choix que nous avons fait, précise Rémi Roux. Les salariés ont plus confiance dans l'encadrement quand il n'y a pas d'enrichissement sur leur dos."
Le trio CRS qui forme le comité de gestion, fixe donc les salaires, décide des projets et de la marche quotidienne. "Je suis autant le patron que dans une autre entreprise, assure le jeune gérant. Simplement, je dois rendre des comptes non à des actionnaires extérieurs mais à des salariés. Pour gérer une boîte, il faut prendre des décisions." Il les prend donc, agréables ou non.
En 2006, Ethiquable réalise des bénéfices dépassant toutes les espérances de ses fondateurs. La moitié est automatiquement mise en réserve, comme en ont décidé les salariés-actionnaires. Lors de l'assemblée générale de 2007, Nadine Cantaloup, 50 ans, la comptable, distribue dans des enveloppes un papier indiquant le montant de la participation reçue par chacun, qui restera bloquée cinq ans. Il avoisine 20 000 euros par personne. "Les gens ont ouvert l'enveloppe, regardé la somme. Il y a eu un grand silence. Ils n'y croyaient pas", raconte-t-elle.
Mais la crise de 2008 arrive, stoppant net la croissance. L'entreprise vit deux années lourdement déficitaires. Il faut licencier. Neuf postes sont supprimés, avec un cortège de drames personnels. "Je l'ai vécu comme un échec", raconte Rémi Roux, des sanglots dans la voix. Quelques semaines plus tard, l'assemblée générale des salariés reconduit pourtant le comité de gestion par 54 voix pour et une abstention.
La concurrence dans le commerce équitable s'étant durcie, il n'est plus question pour l'instant de participation. La plupart des salaires, à commencer par celui du patron, n'ont pas été augmentés depuis quatre ans. Mais la ponction salariale de 3 % demeure. "On avait été prévenus des contraintes. On les a acceptées", explique Emilie Thore, 26 ans, chef d'équipe à la fabrication pour 1 540 euros brut. "Quand il y a de l'argent à partager, on le partage. Quand il faut mettre de l'argent, on le met", résume Nicole Bergia.
Ethiquable a renoué avec un petit bénéfice en 2011. Mais, avec la fin des années fastes, les salariés sont devenus plus vigilants envers le comité de gestion. Rémi Roux a essuyé des reproches. "Nos patrons sont des fonceurs mais cela commençait à partir dans tous les sens, explique Janine Lévêque. Nous avons mis le doigt sur ce qui n'allait pas en matière d'organisation." Quand le triumvirat a décidé d'investir dans plusieurs autres sociétés, en France, en Belgique ou en Allemagne, les salariés ont émis des réserves. Ils ont épluché les vingt pages d'argumentaire qui leur ont été remises.
Encore faut-il en être capable. Une formation est prodiguée à Toulouse. Laurent Angeli, 39 ans, responsable des entrepôts, s'y est plongé, comme Franck Waser, 42 ans, magasinier : "Je me sens plus investi. Quand ça marche, il y a une grosse carotte au bout." Mais d'autres ont plus ou moins abdiqué et sèchent les assemblées générales.
"Il y a moins d'absentéisme que dans ma précédente entreprise. On ne vient pas ici en traînant les pieds", assure Cyril Bordas, 38 ans, licencié avec 150 autres de sa précédente entreprise. Les salariés acceptent plus facilement les efforts : ils travaillent 40 heures et plus les grosses semaines en échange de RTT. Il n'y a pas de syndicat à Ethiquable.
Les cadres sont moins bien payés que dans la concurrence. Les possibilités d'évolution sont plus faibles que dans une grande entreprise. Ils acceptent les sacrifices plus par engagement philosophique pour le commerce équitable que par enthousiasme pour une SCOP. Et certains décrochent. "J'avais le sentiment d'avoir fait le tour de mon poste", explique ainsi Gilles Liepmannsohn, 33 ans, qui a trouvé un emploi dans une entreprise spécialisée dans l'archéologie, une passion.
Rémi Roux, lui, a fait une croix sur l'idée de revendre un jour son entreprise. Il reste persuadé que l'économie entièrement fondée sur le profit ne peut pas durer. "Il faut aussi miser sur l'homme. Le créateur d'entreprise est un homme seul. Là, nous vivons une aventure collective." Il ne prétend pas à la béatification.
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